samedi 17 octobre 2009

Cahier d'Emmaus n°1




« Hier, à travers la foule, je me sentis frôlé par un Etre mystérieux que j’avais toujours désiré connaître… »

Petit dispositif où des éléments hétérogènes viennent s’agencer :

A Emmaus comme à Mosaïques, les personnes viennent d’Ouzbekistan, de Chine, du Sri lanka, de Serbie, d’Inde, de Russie, d’Egypte, d’Ukhraine, du Maghreb, du Mali… Cet acte qui est très social, je ne sais pas lire, je ne comprends pas, est aussi un acte cognitif très particulier. Mais dans la lecture il y a encore un rapport d’abord esthétique du côté des phonèmes, un travail sensible sur la matière. Alors tout le monde s’y retrouve.
C’est un petit dispositif où des éléments hétérogènes viennent s’agencer : l’action du corps, la voix, les sens, le signifiant souvent penché sur des textes poétiques.
L’adresse, faire travailler ensemble, c’est quelque chose de très collectif, très musical, cette contrainte à être en interaction.
Un rituel se met en place.
Il y a un temps un peu suspendu. C’est une gageure que des gens qui ont autant de difficultés puissent sortir de tout ça pour se pencher sur dix lignes de Ghérasim Luca et sur d’autres auteurs comme Beckett, Prévert, Duras, Elio Vittorini, Cesare Pavese, Rosa Luxembourg… C’est une affaire.
Je commence l’atelier par une série de lectures. Elles sont travaillées à partir de l’apparition des mots. Les mots comme des sculptures qu’on doit façonner avec la bouche. Modeler c’est très important, ça créée de l’énergie pou la lecture. Décortiquer toutes les sonorités, jouer avec. Un travail (très joyeux) sur « comment les sons sortent » mais aussi « comment on peut les recevoir ».
Des lectures à voix haute impliquent quelqu’un qui écoute. Double travail donc, de lecture et d’écoute.
J’essaye de réveiller des micro-désirs. De ne plus se parler à soi mais à l’autre.
Chaque stagiaire a sa partition. Le découpage se fait au jour le jour en fonction de la présence toujours fragile de chaque personne, en fonction de la musicalité de chaque voix, des difficultés de lecture de chacun, de l’énergie collective sur le moment.
A partir de là se met en place un nouveau niveau de lecture.
Je fais attention à répéter le dispositif puis à le déplacer encore.
Puis les lectures sont enregistrées.
Un nouveau rapport se créée avec la voix. On réécoute, -c’est toujours très difficile de s’entendre, presque douloureux pour certains- on pointe les difficultés, les rythmes apparaissent, les sonorités se dévoilent. La lecture révèle la tension, l’appréhension.

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Premier temps :

Original Message -----
From: fofana@free.fr

To: secretariat.general@inalco.fr
Sent: Monday, September 07, 2009 11:35 AM

Bonjour

Je suis artiste et je travaille avec des migrants en apprentissage de la langue française pour l'association Emmaus à Paris.
Pour un nouveau projet intitulé Intégration(s), je propose de travailler à partir de poèmes de Charles Baudelaire (Fleurs du Mal et Spleen de Paris) en français mais aussi en, Vietnamien, en Bengali, en Tamoul, en Espagnol, en Soninké, en Persan, en Bambara, en Turc, en Arabe, en Chinois, en Tigrinya langues maternelles des personnes qui participent à l'atelier. Je suis donc à la recherche de traductions de Charles Baudelaire du Spleen de Paris et des Fleurs du Mal dans ces langues.
Pouvez-vous m'aider ?

Je vous en remercie par avance.
Très cordialement
Patrick Fontana


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Atelier. Mardi 10 novembre 2009 :
Aujourd’hui est un jour particulier pour l’atelier. Mathias, coordinateur à l’AFB, et aussi danseur de formation, rentre pour la première fois dans le dispositif de l’atelier que j’ai installé pour cette année. Pour cette occasion, nous avons délaissé la petite salle 10, pour la grande salle de l’AFB.
On fait de la place, on ferme les lourdes tables pliantes, on empile les chaises.
Je vais chercher les personnes qui m’attendent dans la salle 10. Xueimi, Raziye, Thi Nga sont assises tranquillement, les garçons sont sortis. Ils ont déjà empilées les tables et mis les chaises en cercle comme d’habitude. Je les invite à venir « danser » avec Mathias et moi.
Tout le monde se retrouve dans la grande salle. L’atmosphère est joyeuse, un peu plus que de coutume. Manquent 4 personnes, je dois voir avec Marité, si elle a des nouvelles de ces personnes. Mathias invite tout le monde à enlever ses chaussures et à se mettre debout.
Il commence par une série d’exercices sur la respiration, les rires fusent. Puis Mathias nous invite à marcher dans l’espace pour prendre conscience de l’espace, de nos corps, de nos présences. L’exercice suivant saisit définitivement l’attention de tout le monde et me ravi pour la suite pour la construction de la phrase gestuelle qui accompagnera les poèmes de Baudelaire. C’est un groupe très solidaire très attentif et curieux. La construction de plusieurs gestes du bras dans l’espace révèle l’implication très forte de tout le monde. Nous répétons cette phrase gestuelle sur le rythme d’une musique. Puis Mathias complique l’exercice et nous mène à déambuler avec cette phrase qui s’ouvre sur l’espace.
Je prend en charge la suite, Mathias restant pour la durée de la séance.
Je m’appuie sur ce qui vient d’être fait avec le corps pour embrayer sur la langue.
La séance se termine comme elle a commencé, dans la bonne humeur.

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Chantiers ouverts :

J’ai commencé pour cette année à ouvrir plusieurs chantiers à partir des auteurs suivants :

- Andrei Tarkovski :
C’est le texte du scénario « Le Sacrifice ».
La construction très visuelle me permet de travailler sur des images descriptives de paysage (le début de l’histoire est un descriptif du lieu où va se passer l’action) d’un plan très large à un plan rapproché de la maison des personnages de l’histoire.

LA PROMENADE
La saison des nuits blanches est pour bientôt. Pas le moindre souffle d’air. Les rochers, déjà, cachent le soleil ; le ciel est à peine lumineux au-delà des cimes boisées ; seuls quelques reflets dans les eaux basses de la baie aux plages pierreuses.
Sentiment de béatitude : le temps semble s’être arrêté. A l’ombre des pins gelés, une maison de rondins noirs, au toit surélevé. Les cadres des fenêtres sont en bois sculpté. Une véranda : des femmes mettent le couvert, étalant une nappe blanche amidonnée…

- Des poèmes de Jacques Prévert pour leur côté plus facile d’accès à la langue française.

- Baudelaire.

On a commencé à travailler sur « L’étranger ». Je vais faire rentrer la semaine prochaine, « L’invitation au voyage ».

L’ETRANGER
« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté ?
– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or ?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux
nuages ! »


- Ghérasim Luca bien sur, Beckett (sur des cours extraits).
- Dany Laferrière et son livre L’énigme du retour avant qu’il n’ait le Prix Médicis 2009.
Les extraits que nous continuons de travailler touchent énormément les personnes au point que l’un d’entre eux à acheter le livre.


L’ENIGME DU RETOUR
On peut bâtir sa maisonnette
sur le flanc d’une montagne.
Peindre les fenêtres en bleu nostalgie.
Et planter tout autour des lauriers roses.
Puis s’asseoir au crépuscule pour voir
le soleil descendre si lentement dans le golfe.
On peut bien faire cela dans chacun de nos rêves
on ne retrouvera jamais la saveur
de ces après-midi d’enfance passés pourtant
à regarder tomber la pluie.

Il arrive toujours ce moment.
Le moment de partir.
On peut bien traîner encore un peu
à faire des adieux inutiles et à ramasser
des choses qu’on jettera en chemin.
Le moment nous regarde
et on sait qu’il ne reculera plus.

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Bonjour Madame

J'ai pour l'instant trouvé une traduction en Espagnol (sur internet), en Turc (Petits poèmes mais pas les Fleurs du Mal) et en Chinois, (des traductions dans des librairies), en Arabe. Je viens de trouver une traductrice pour le Tigrinya (Erythrée).
Je suis donc à la recherche de traductions en Vietnamien, en Bengali, en Tamoul, en Soninké, en Bambara, en Persan, langues maternelles des personnes qui participent à l'atelier.
Merci si pour lien. Je vais contacter l'institut de l'Inde.
Très cordialement

Patrick Fontana

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Deuxième temps :
Dans un deuxième temps, je propose d’apprendre une phrase ou des mots choisis dans un des poèmes de Baudelaire étudiés, en langage des signes.
Cet apprentissage se fera avec l’aide d’Antoine Bonnet, coordinateur à l’Atelier Formation de Base, qui connaît ce langage. Les mots choisis en langage des signes se répètent à chaque début de séance et forment progressivement une phrase gestuelle.

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Bonjour

C'est amusant.
Vous vous appelez Fontana, et vous avez pris pour votre email, le nom de Fofana qui est justement soninké (et qui signifie la "chose initiale", la "chose première").
Maintenant, je n'ai pas le sentiment que des poèmes soient très bien adaptés pour une classe de FLE.Et puis, je ne comprends pas bien ce que vous souhaitez faire : traduire des poèmes oralement ou par écrit ? Si vous les voulez oralement, il faudrait demander à un griot. Si vous les voulez par écrit, avez-vous quelqu'un qui saura les lire ? Pour ma part, je suis surtout prêt à m'investir dans des projets d'apprentissage de la lecture et de l'écriture du soninké et du bambara, avec des personnes souhaitant lancer des magazines dans ces langues.
Bien cordialement.

Gérard Galtier
(Chargé de cours de soninké à l'Inalco)

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Troisième temps :
Dans un troisième temps, cette phrase gestuelle se transforme et devient plus précise dans son déroulé et s’échappe à sa signification. Avec l’aide de Mathias van der Meulen, danseur de formation, travaillant également à l’AFB.
L’écriture devient corporelle.

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Bonjour,

De mon côté, rien de nouveau.
J'ai demandé aux filières universitaires de traduction si cela pouvait les intéresser, mais je suis assez pessimiste. Je vous tiendrai informée si j'ai du nouveau.
Bon courage dans vos recherches.
Bien cordialement,

Sophie Gambart
Chargée de coopération pour le français
Consulat Général de France - SCAC
Ho Chi Minh Ville - Vietnam

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REALISATION
« faire trace » : il s’agit bien d’une activité, d’un faire, qui engage le corps d’un individu, son énergie, qui mobilise quelque chose qui est de l’ordre de sa vitalité … Ce « faire trace » là est un principe de mouvement. Il est la manifestation du passage d’un moment à un autre, d’une situation à une autre, d’un lieu à un autre. De ce point de vue, la trace donne une orientation, une orientation agissante, elle est le sens dynamique de l’être, elle lui donne son sens… il y a aussi une dimension collective du « faire trace »… A ce titre, nous faisons trace pour les autres, nous sommes en quelque sorte la trace des autres. Jacques Roux (CNRS-CRESAL, Saint-Etienne)

En mai 2010, un enregistrement des poèmes de Baudelaire en français et dans les langues d’origine des personnes présentes à l’atelier est organisé avec le concours de Jean-Baptiste Fave, ingénieur du son.
L’enregistrement des poèmes sera doublé d’un enregistrement vidéo de la phrase gestuelle avec le concours de Pierre-Yves Fave, artiste et caméraman.
L’ensemble deviendra une installation vidéo.

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